De l’autre côté du Mur : Thomas Emmrich

By  | 4 février 2010 | Filed under: Histoire

Neuf novembre 1989. Le monde observe médusé et en direct la chute du mur de Berlin. Loin de l’euphorie générale, un homme suit la scène, aigri, depuis son domicile de Magdebourg, au centre d’un pays qui bientôt n’existera plus. Pour Thomas Emmrich il est trop tard. Agé de 36 ans, il sait bien que ses meilleures années sportives sont derrière lui. Pire, blessé aux ligaments croisés, il va perdre en cette année 1989 son titre, presque grotesque aujourd’hui, de champion de RDA. Sa carrière est de fait terminée, son dernier rêve – être l’un des meilleurs joueurs de tennis d’une Allemagne réunifiée et accompagner la star Boris Becker dans une campagne de Coupe Davis – ne se réalisera pas.

Pourtant Thomas Emmrich avait tout d’un prodige de l’Est. Au début des années 1970 il est l’un des joueurs les plus en vus sur le circuit junior du bloc communiste, il domine notamment des Wojtek Fibak, Tomas Smid et également un très jeune Ivan Lendl. Il forme même un couple improbable avec Martina Navratilova, son équivalent sur le circuit junior féminin, qui gardera pour lui une estime sans faille, le considérant comme l’un des tout meilleurs de sa génération.

Mais l’essor du jeune Allemand s’arrête brutalement. Tous les pays du bloc de l’Est autorisaient leurs meilleurs joueurs à participer aux compétitions internationales. De fait pratiquement chaque pays communiste a eu sa vedette : le Polonais Fibak finaliste du Masters en 1976, Ilie Nastase Roumain et numéro 1 mondial, le Hongrois Taroczy, les sœurs Bulgares Maleeva, et bien sûr la Tchécoslovaquie et sa pléiade de stars (Lendl, Navratilova, Mandlikova). Même l’URSS lançait ses meilleurs éléments dans le grand bain du circuit international avec notamment Alex Metreveli, finaliste à Wimbledon en 1973. Tous ces pays permettaient aux joueurs d’évoluer à l’étranger… Tous, sauf un. Sauf le plus occidental des pays de l’Est. Les frontières de la RDA, elles, ne s’ouvraient pas et aucun joueur Est-Allemand n’était autorisé à participer aux tournois professionnels. Ainsi pendant que Thomas Emmrich voit ses adversaires du circuit junior s’envoler vers les étoiles et le circuit ATP, il est lui condamné à arpenter le circuit du bloc communiste qui, vidé de ses meilleurs joueurs, n’avait plus guère d’intérêt.

Thomas reste donc en RDA dont il devient champion national dès 1970, à l’age 17 ans. Une performance. Les années passent, Thomas conserve son titre, domine outrageusement ses adversaires mais reste chez lui. Le tennis n’est pas sport olympique et les dignitaires du Parti ne veulent pas entendre parler de circuit professionnel. Pour l’Allemagne de l’Est, la supériorité du système s’évalue au nombre de médailles remportées aux Jeux olympiques. Le reste, et notamment ce calcul si complexe des points ATP, n’a aucun intérêt. Inutile donc d’y participer.

En 1981, le passage à l’Ouest de son amie Martina Navratilova, qui acquiert la nationalité américaine, fait du bruit. Thomas est alors champion de RDA, imbattable et invaincu depuis 11 ans, une performance inouïe pour une fédération nationale de tennis. L’envie de fuir le régime est présente dans son esprit depuis bien longtemps. Depuis une compétition junior exactement, une sorte de Coupe de Fédération réservée aux jeunes qui l’avait amené à jouer dans l’autre Allemagne. Mais l’idée de savoir sa famille persécutée par la Stasi après son passage à l’Ouest l’avait arrêté à chaque fois. Thomas préféra donc attendre son heure et continuait à remporter imperturbablement les seuls titres de champion de RDA.

1985. La « Beckermania » déferle sur l’Allemagne de l’Ouest. La génération Graf-Becker fait du tennis un sport immensément populaire en RFA. Pour Thomas, c’est peut-être la dernière chance d’autant que le tennis, c’est désormais officiel, fera son retour aux JO de Séoul en 1988. Mais les années 1980 voient également l’explosion des gains et du tennis business. Publicité, sponsoring, la machine est lancée et tennisman désormais veut dire millionnaire. Le régime mourant d’Allemagne de l’Est va s’arc-bouter sur ses principes : impensable d’autoriser un joueur issu de la RDA socialiste à participer à cette indécente distribution de Dollars, même si le statut officiel d’amateur de Thomas Emmrich ne lui aurait de toutes façons pas permis de toucher ses gains. La popularité croissante du tennis en RFA nuit finalement au joueur de l’Est : ses aspirations à participer aux compétitions internationales sont encore plus mal vues. Pour Thomas, les frontières se referment définitivement.

1988. Ivan Lendl occupe pour la 150e semaine consécutive la place de numéro 1 mondial. Martina Navratilova atteint sa 9e finale à Wimbledon. Steffi Graf réussit le Grand Chelem, médaille d’or à Séoul en cerise sur le gâteau. La RDA rafle l’invraisemblable quantité de 102 médailles aux Jeux Olympiques (contre 40 à la RFA). Thomas Emmrich, lui, remporte pour la 16e et dernière fois le titre de meilleur joueur de tennis d’Allemagne de l’Est. Dans l’indifférence absolue. Le mur peut tomber. Trop tard.

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72 Responses to De l’autre côté du Mur : Thomas Emmrich

  1. Sam 6 février 2010 at 14:31

    Super article. Donne envie d’en savoir plus. Me fait penser à Romain Jouan, qui n’a jamais réussi à sortir de Bretagne.

  2. MarieJo 6 février 2010 at 16:16

    un viel article du ny times de 1989 qui fait référence au sujet :
    http://www.nytimes.com/1989/11/14/sports/a-new-look-at-east-german-tennis.html?pagewanted=1
    on pensait alors que bcp de sportifs professionels émergeraient spontanément, disons qu’il n’y a pas eu une génération spontanée immédiatement après, mais que ça s’est construit par étapes.

    @ kristian, et si tu envoyais un lien de notre article à Mr Emmrich en lui proposant de nous donner son avis par mail qu’on pourrait poster ici ? le gars à un site web dédié à son club de tennis où on peut le contacter par mail. what you think ?
    http://www.emmrich-tennis.de/

  3. Humpty-Dumpty 6 février 2010 at 17:38

    Bonjour tout le monde, je ne vais pas prétendre faire original, mais… Comme la plupart je pense, je ne connaissais pas ce joueur. Alors, merci beaucoup de me l’avoir fait découvrir, et de si belle façon ; excellent article et qui fait réfléchir. J’adore ce site ! :)

  4. Jérôme 6 février 2010 at 20:01

    C’est vraiment un article intéressant qui met encore une fois en évidence que le tennis ne se limite pas aux sunlights et que le sport peut être lourdement marqué par la politique.

    Emmerich aurait-il été un très grand joueur ? Mystère. Il est difficile d’extrapoler à partir des performances junior. Tant de joueurs n’ont pas « tenu » les promesses qu’on plaçait en eux.

    Mais je trouve que le rappel des performances sportives de la RDA est judicieux. Il permet de rappeler la face obscure de l’industrie sportive de ce pays. Lendl et Navratilova ont souffert du soupçon du dopage qui gangrenait le sport du bloc de l’est.

    • karim 6 février 2010 at 20:51

      Navratilova soupçonnée de dopage? c’est dégueulasse!!!!!

      • Jérôme 6 février 2010 at 22:35

        Terme imprécis de ma part étant entendu qu’on peut souffrir aussi bien de quelque chose de faux que de vrai. ;-)

  5. Alexis 7 février 2010 at 00:17

    Un peu après la bataille, mais quand même : super article. 15LT, mâtin, quel site.

  6. joseph 7 février 2010 at 12:22

    LENDL en exhibition après 16 ans d’absence, ça valait bien 2,3 petits mots…

    Ce sera contre Wilander (peut-être le seul a vouloir le jouer?), mais, pour ne rien cacher, ce n’était pas le style de rencontre que je préférais, mais plus contre des Edberg, MC Enroe (surtout MC Enroe, euhhh pardon), Becker, bref, ce qu’on appelait à l’époque, les oppositions de style de grande classe. Pour moi les année 80 début 90 était le tennis champagne, il y en avait pour tout les gouts, avec de vrai spécialistes par surface. Pour revenir a Becker, qui prenait un malin plaisir à martyriser Lendl (juste d’un regard ou d’une gueulante) mais aussi par son tennis, il m’aura fallu du temps avant de reconnaitre son talent, au final, et avec le recul, c’est probablement le joueur, qui m’aura le plus impressionné, jusqu’à l’avènement d’un autre prodige j’ai nommé Federer.

    Ivan nice to see you back.

  7. Antoine 7 février 2010 at 15:27

    ..Pas possible, le grand Ivan est de retour ! Ma tête de turc préférée ! Je mise tout sur Wilander..

    Sampras fait également un exhib à San José demain contre Verdasco, probablement le seul joueur capable de perdre contre Pete aujourd’hui..

  8. joseph 7 février 2010 at 18:35

    on dirait que ça n’a pas changé, il fait toujours le même effet..
    pas 1 pour l’encourager ici? merrrrrrde c’est Wilander quand même.
    pauvre Ivan

  9. rony 7 février 2010 at 18:56

    Merci à Kristian pour ce super article,assez tragique quand meme[img]http://fc00.deviantart.net/fs43/f/2009/088/2/3/_Sad_Monkeys__by_cuffygirl.gif[/img].

  10. Valentin 7 février 2010 at 20:14

    Très bel article sur un sujet méconnu mais émouvant. Le fond ne serait pas si tragique qu’on en redemanderait!

  11. karim 7 février 2010 at 20:35

    Lendl? C’est le dernier que je m’attendais à voir revenir pour une exhib. Il a des soucis avec le fisc ou quoi? Il a pris 15kgs depuis son retrait du circuit, le connaissant il a certainement fait une préparation de dingue. Je me demande si son petit short lui rentre encore.

    Sampras? Verdasco? Je joue Pete.

  12. Franck-V 7 février 2010 at 20:53

    Il s’est préparé physiquement pour cette exhib,paraît-il sinon par rapport à son poids compét, c’est facilement 20 kgs qu’il avait pris.

  13. Cochran 7 février 2010 at 22:14

    Rien à voir, mais ce n’est pas parce que les GOAT’s de tous bords ne jouent pas qu’il ne faut pas souligner le bon début de saison de Marin Cilic (je fayote, je l’ai pris dans ma team) qui aligne déjà un joli bilan depuis la reprise avec 14 victoires (2 titres) pour une seule défaite.
    Je ne connais pas son programme, mais il prend un excellent départ en tout cas.
    A noter également la défaite surprise de Gonzo chez lui en demi.

  14. Ulysse 7 février 2010 at 23:16

    Hé oui, Cilic qui à la faveur de cette deuxième victoire dans la saison pique la deuxième place de la Race à Murray.

  15. Antoine 7 février 2010 at 23:32

    ..Quand je pense que j’ai pris Monfils à la place qui n’est pas fichu de faire mieux que demie chez les sudafs..

  16. Jean 7 février 2010 at 23:48

    C’est sympa le Senior tour, ça fait penser à la tournée des vieilles idoles avec Sheila, Coockie Dingler et Led Zeppelin.

    « Lendl et Navratilova ont souffert du soupçon du dopage qui gangrenait le sport du bloc de l’est » : pas trop, je trouve, je n’y avait même jamais songé. Les contrôles étaient très très sévères à l’époque, et passer de Marion Bartoli à Hulk Hogan en un an était tout à fait commun.

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